mercredi 11 septembre 2013

Cortazar et les fantômes de la bande dessinée


Septembre.

Le début du printemps en Amérique du Sud.

Depuis l'année dernière,  on en parlait ici et ,  mais comme d’un projet de longue haleine, dont on ne savait pas quand il se concrétiserait.
Voici que sa sortie est annoncée pour bientôt: La raíz del ombú (La racine de l’ombù), seul album de BD dont Julio Cortazar ait signé le scénario, devrait sortir en français au mois de novembre après presque quarante années d’invisibilité.
C’est en 1977 que Cortazar, séduit par les esquisses du peintre Alberto Cedron (le frère de l’autre Cedron, Juan "Tata", celui du Cuarteto) en avait écrit les dialogues.
Cedron avait apporté l’idée de départ: la métaphore visuelle de l’ombú, arbre étrange à la silhouette vaguement animale, particulier à l’Amérique du Sud, comme symbole de l’histoire tourmentée de l’Argentine; et la trame, l'histoire d'une famille - qui ressemble beaucoup à la famille Cedron - à travers uns succession de dictatures plus sanglantes et plus cyniques les unes que les autres.
Terminé en 1978, impossible à publier dans l'Argentine de Videla, l’album ne connut (en 1980, chez un éditeur vénézuélien) qu’un tout petit tirage et une diffusion confidentielle: lorsqu'en 2004 Alberto Cedron donnera son accord pour qu'à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Cortazar l'album soit enfin publié pour la première fois dans le pays de ses deux auteurs, c'est un long travail de restauration à partir d'un des rares exemplaires subsistants de ce premier tirage qui rendra cette publication possible, les films originaux et la plupart des planches ayant été perdus entre-temps.
Mathias de Breyne, écrivain, traducteur et anthologiste, vient d'en terminer une traduction française; c'est le Collectif des métiers de l'édition (CMDE) qui le publiera.

Un ombù, en vrai, ça ressemble à ça:


L'apparence d'un ombù au naturel, tel qu'on peut l'admirer dans tant de jardins publics argentins, est déjà passablement extra-terrestre; sur la couverture de l'album, l'ombù est une masse menaçante qui a déjà avalé la moitié du ciel et se prépare à engloutir le soleil.

La couverture de la première édition de l’album.
Convulsé, à l'image de ces racines d'ombù tout en nerfs et en nœuds,  le dessin de Cedron, qui, lui, est tout en anomalies et en déséquilibres, rappelle George Grosz ou Otto Dix.
Selon la présentation qui en est faite sur le site du distributeur, pour cette nouvelle édition la maquette de l'album (dont le format, pour les éditions précédentes, était "à l'italienne") a été revue, pour le format "graphic novel". Je suis curieux de voir le résultat.
Les quelques images qu'on a pu jusqu'ici trouver sur le web, tirées, semble-t-il, de la deuxième édition, dissociées, recadrées et privées de leur contexte, ne permettent guère, ni de se former une idée de ce qu'était l'œuvre originale, ni de préjuger de ce à quoi elle ressemblera sous sa nouvelle forme.
Je n’ai donc pas d’image de l’édition française de l’album à vous montrer, mais pour vous mettre en appétit  voici quelques extraits d’une autre BD due à Cortazar (car en fait ce ne fut pas tout à fait sa seule incursion dans l’univers de la bande dessinée); le titre à lui seul est tout un programme:

FANTOMAS CONTRE LES VAMPIRES DES MULTINATIONALES!


Le quartier général de Fantomas.
Il y a même un central téléphonique.

D'accord, ce n'est pas un "vrai" album de BD. Ce sont juste quelques strips, empruntés à la série d'historietas mexicaines Fantomas, La Amenaza Elegante (Editorial Novaro) série créée à l'initiative du romancier Alfredo Cardona Peña - s’inspirant très librement des romans de Souvestre et Allain - et dessinée collectivement par les dessinateurs du Studio Rubens dirigé par Rubén Lara Romero (cette série a son fansite ici). Remontés et re-légendés, les strips sont intercalés dans un petit essai romancé (on pourrait même dire "pulpfictionnalisé") dont la lecture, sans cette facétie métatextuelle, ne serait pas des plus divertissantes, tant le sujet en est peu réjouissant.

Julio Cortazar lui-même entre en scène!

"Réalisé en 1975, au retour de la 2° session du Tribunal Russell II consacré à la répression en Amérique Latine, où Julio Cortazar avait siégé, ce collage avait pour objectif immédiat d'apporter une contribution financière à la préparation d'une troisième session qui aurait à juger de la situation en Argentine, les droits d'auteur étant versés aux organisateurs du tribunal. Quinze mois à peine s'étaient écoulés depuis le coup d'Etat au Chili qui marquait encore les mémoires et les corps des témoins. Par-delà le jeu des BD et la fable des bibliothèques détruites dans le monde entier, l'éducation politique de Fantômas, qu'entreprenaient l'auteur et ses amis, devait permettre de diffuser aussi amplement que possible l'acte d'accusation désignant les sociétés multinationales comme principales coupables de la dégradation de la condition humaine en Amérique Latine." (extrait de la présentation du livre par Ugné Karvelis).

Octavio Paz, un copain de collage.

"Détournement" d'un mythe international (pas multinational!) - un peu dans le même esprit que René Viénet et ses amis situationnistes détournant, en 1973, Tang shou tai quan dao, de Doo Kwang Gee, pour en faire La Dialectique peut-elle casser des briques? - cette courte fable fait voisiner cases de BD  et coupures de journaux avec des photocopies de documents soumis au tribunal Russell.

Fantomas viendra-t-il réconforter Susan Sontag?
Promesses, promesses...

Une conspiration mondiale contre les livres. On se demande où l'imagination fertile de notre ami argentin pouvait bien aller chercher tout ça.

Chili, septembre 1973: photo de Koen Wessing,

Ni en 1980, ni en 1978, ni en 1977, ni en 1975, ni en 1974, pas plus qu'en 1973, l'ambiance en Amérique latine n'était aux rires et aux chants. Mais il en fallait beaucoup pour faire passer à l'auteur de Cronopes et Fameux l'envie de plaisanter. En 2013, Fantômas a-t-il encore des tours dans son sac, qui pourraient surprendre les vampires des multinationales? on verra bien: Fantômas, dit-on, ne renonce jamais. Et j'avoue que l'image de Julio Cortazar penché sur des cases de BD, tube de colle dans une main, ciseaux dans l'autre, parvient à me faire sourire envers et contre tout.



Julio Cortazar et Alberto Cedron,
La racine de l'ombù
(La raíz del ombú, 1977 - 1980)
(à paraître en novembre 2013; traduit par Mathias de Breyne,
CMDE, collection  La racine du maguey)

Julio Cortazar
Fantômas contre les vampires des multinationales 
(Fantomas contra los vampiros multinacionales), 
1975; 1991 pour l'édition française 
(traduite et préfacée par Ugné Karvelis, 
éditions de La Différence, collection Les voies du Sud)
Cette édition française est épuisée; mais 
on peut trouver le texte original espagnol de Cortazar ici 
avec des illustrations légèrement différentes.


Le dessin de l'ombù est © Arturo Cedron; 
la photo du Phytolacca dioica provient de Wikimedia;
les collages de Julio Cortazar pour Fantomas contre les vampires...
sont © éditions de La Différence.
La photo de Koen Wessing a été empruntée à 
Discipline in Disorder: merci à eux!


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